« Pour saluer Giono »… Épisode 2 (1939-1970)
« Peu d’écrivains ont autant célébré Giono que Magnan. Toute l’œuvre de Pierre Magnan compose un magnifique hommage à un écrivain qu’il n’a cessé d’admirer. »
(Dictionnaire Giono – Classiques Garnier)
Pour Michèle et les deux André(s)… Ils se reconnaîtront …
Quand Pierre Magnan parle de sa rencontre avec Thyde Monnier (1) avec laquelle il entretiendra par la suite une relation soutenue…
« C’est Giono, durant l’été 1939, qui me présente à Thyde Monnier. Tout de suite elle lui demande : il veut écrire ? Et Giono répond : Non. Il veut juste se cultiver.
Elle habite l’hôtel Pascal pour l’été. Elle m’écrit durant l’automne pour me demander de lui trouver quelque chose à louer car elle veut quitter Bandol. Elle le trouvera finalement toute seule et viendra s’installer à Manosque. »
Pierre Magnan – Pour saluer Giono
« En ces années, quoi qu’on en ait dit, Giono est à nous seuls. Nous, les jeunes Manosquins qui ne le lâcheront jamais, ne varieront jamais dans notre enthousiasme croissant et le besoin que nous avons de le lire. »
« C’est que en 1942 le reflux des pacifistes sera total. On ne nous opposera plus sa porte, aucun ami présent en visite. (…) Il sera seul, disponible, à la merci de notre amitié.
(..) j’ignore si le bruyant ballet de notre insouciance (c’était le temps où nous étions toujours agglomérés par huit ou dix, tant filles que garçons) était capable de tirer Giono hors des cuisants souvenirs que lui laissait le récent passé, mais il est de fait qu’il recherchait notre compagnie et ne se trouvait jamais déplacé parmi nous. »
Pierre Magnan – Pour saluer Giono
En novembre 1942 Pierre Magnan se doit de rejoindre les « chantiers de jeunesse » (2) au Lavandou :
« Mais ce jour du 10 novembre 1942 où je vais faire mes adieux à Giono, je n’ai pas le cœur à ironiser. Je ne la mène pas large. Je vais perdre à la fois Manosque, pour la première fois, Giono et Thyde Monnier. »
Pierre Magnan – Pour saluer Giono
« J’atteindrai le premier la porte du camp. Il s’agit, bornant le passage, d’une légère claie verticale en fragiles roseaux. Comme sommant un arc de triomphe, une banderole en contreplaqué est accrochée entre deux poteaux fragiles. (…) Sur cette surface vert forestier est inscrite en lettres dorées qui commencent à passer la devise du camp : « Tu serviras ». »
Pierre Magnan – Un monstre sacré
Bien que Jean Giono lui ait laissé espérer une réforme dans les deux jours qui suivaient, Pierre Magnan passera bel et bien ces huit mois au Lavandou. Après avoir refusé d’aller en Allemagne il séjournera dans un camp disciplinaire de Nyons dans la Drôme d’où il s’évadera et il ne rentrera à Manoque que le 13 octobre 1944.
« Il ne me souvient ni du parcours ni de la manière dont je gagnai le camp éloigné de quelques kilomètres de la gare de Nyons. »
Pierre Magnan – un monstre sacré
« Du camp disciplinaire de Nyons où l’on m’avait muté pour insoumission après m’avoir dégradé, je me suis évadé en peine nuit. »
« J’ouvris la porte sur la nuit. Je n’étais plus qu’un homme libre qui avait choisi son destin. J’enfourchai la bécane. (…) Je m’élançai comme un coureur, léger, aérien, la conscience tranquille. Une bouffée de bonheur me monta à la tête et je fus soudain armé d’un sourire qui ne me quitta plus jusqu’à Montélimar. »
Pierre Magnan – un monstre sacré
Il arrive à la gare de Montélimar où l’attend Thyde Monnier.
« Il y avait sur un banc de jardin qu’un seul personnage assis et qui m’attendait. C’était Thyde Monnier, ma Nounoune comme je l’appelais. »
Pierre Magnan – un monstre sacré
Pour échapper à la Gestapo ils se réfugient à Saint-Pierre d’Allevard. Thyde y connait un instituteur, Monsieur Dalet, ils y resteront de juin 43 à octobre 44, Pierre y écrira « L’Aube insolite. » (3)
« Il a compris dès les premières paroles. Il s’écrie :
– Il se planque ? Mais vous n’avez pas besoin d’expliquer ! Ici tout le monde se planque. » (…) Séance tenante, après le repas, Dalet nous conduit à l’hôtel Biboud, le seul du pays. »
Pierre Magnan – un monstre sacré
« Le 13 octobre 1944, je rentre à Manosque toute honte bue, c’est-à-dire : je suis ce parfait personnage de Giono qui a réussi. J’ai refusé d’aller en Allemagne. »
Pierre Magnan – Pour saluer Giono
C’est à ce moment, en septembre 1944, que Jean Giono, accusé injustement de collaboration (un prétexte pour le protéger) est emprisonné à Digne, puis transféré à sa demande à Saint-Vincent-les-Forts dans une ancienne caserne qui sert à l’époque de prison. Il y restera jusqu’au 31 janvier 1945.
Entre temps, Pierre Magnan aura publié son premier roman « L’Aube insolite » et rentrera à Manosque, contrat en poche pour l’écriture de 3 autres livres…
« Giono est rentré à Manosque. Je vais le voir. À lui non plus je ne raconte rien, je ne parle pas du contrat, je ne parle pas non plus de ‘L’Aube insolite’. »
Pierre Magnan – Pour saluer Giono
Pas très glorieuse cette époque à Manosque, la rumeur (« sport numéro 1 à Manosque » selon Pierre Magnan) qu’ont laissée courir certains Manosquins amis et certains intellectuels parisiens du Comité National des Écrivains (4) avec à leur tête Louis Aragon, accusant Jean Giono de collaborationniste, antisémite, fasciste, le traînant dans la boue… est proprement scandaleuse et c’est faire fi de tout ce qu’a pu faire, écrire et dire l’écrivain pour aider son prochain pendant cette guerre. Le reniement dont il a souffert (Giono fut interdit de publication pendant cinq ans) n’inspire que du dégoût, mais le mal est fait et persiste encore aujourd’hui dans certains esprits qui parlent à « tort et à travers »… Même si la ville de Manosque s’est largement rattrapée depuis.
« Je ne m’enorgueillis pas de grand-chose dans ma vie sauf d’avoir été le seul (…) avec son compagnon de tranchée Ludovic Eyriès à oser venir frapper à la porte de Giono. »
« Pour être avec Giono, le proclamer, entre novembre 45 et juin 46, il fallait partager son humiliation et son abaissement. »
« Aragon et le CNE, Manosque et ses envieux, le reniement de ses amis de toujours, desquels il aura la faiblesse d’oublier un jour les offenses. »
Pierre Magnan – Un monstre sacré
Le 20 janvier 1946, Jean Giono enterre sa maman Pauline, Pierre Magnan l’accompagne dans ce douloureux moment.
« J’ai dit qu’à l’enterrement de sa mère, il n’y avait pas assez d’amis pour descendre le cercueil par les dix marches qui conduisaient au seuil de notre église. »
Pierre Magnan – Un monstre sacré
« Alors Giono s’emparera de la quatrième poignée et tous les quatre nous remonterons la « Pauline Jean » jusqu’au corbillard. »
Pierre Magnan – Pour saluer Giono
« Où sont-ils les compagnons chaleureux et tutoyants qui tant l’encensèrent en ses jeunes années ? (…) Oui, je sais, je suis injuste : certains étant morts étaient bien empêchés d’y être ? Plusieurs aussi se pardonnèrent facilement leur absence. Certains ne le surent pas ou trop tard. Certains étaient en conférence ou en congrès. Certains avaient ce jour-là un comité de lecture.
Mais qui ? Tous ? »
« Je vis Giono devant moi qui regagnait seul sa maison. »
« Je ne crois pas que Giono ait jamais tenu ma richesse intérieure en grande estime ni même qu’il se fût jamais avisé qu’elle existât. J’en ai parfaitement conscience en janvier 1946. Je suis écrasé par la tâche que je m’assigne : je sais que je ne fais pas le poids. Je pense à Lucien, je pense à Berthoumieu, je pense à Jean Vachier, à Hélène Laguerre, à Fluchère, à Jean Paulhan (5), à tant d’autres. Pourquoi ne sont-ils pas ici ? C’est le moment, il a besoin d’eux. »
« Sur la route où il est seul, je le rejoins, je m’installe à ses côtés, je marche à son pas. Je ne dis rien. Un instinct infaillible m’avertit que je ne dois ni prononcer une parole de consolation ni lui tendre la main.
Je suis là et je marche c’est tout. »
« Ce fut seulement quelque cent pas avant le Paraïs que Giono ôta sa pipe de la bouche pour me dire :
– Regarde comme c’est curieux, j’étais justement en train d’écrire la mort de la grand-mère dans le livre que j’ai commencé. »
Pierre Magnan – Pour saluer Giono
Je tenais absolument à retracer ici ce chapitre qui me touche. Mon ami André Poggio m’a dit : « Pierre Magnan n’a besoin d’aucun effort pour suivre Giono, dans l’ombre. Il se laisse porter… » C’est tout à fait vrai, mais Giono à cet instant de sa vie se satisfait de cette relation amicale et de la présence de Pierre (devenu adulte) à ses côtés, « Giono c’est un homme qui accueille, qui met à l’aise, qui donne de l’importance à celui qui n’en a pas. » Doit-on penser pour autant que dans ce cas présent cette « amitié » n’était pas sincère ou bien qu’elle était à sens unique ? Je ne le crois pas… Que ceux qui savent me contredisent !
« Pour moi c’est la période de ma vie où Giono va être le plus proche de moi. (…) Il est toujours seul. Sauf son travail, il n’a rien à faire, à part de me parler. Il est en train d’écrire « Mort d’un personnage. »(6)
(…) C’est pendant cette période où nous sommes en tête-à-tête tous les soirs qu’il m’apprendra le plus de choses sur le métier d’écrivain, qu’il m’apprendra l’exigence suprême : tout sacrifier à ce que l’on veut faire et surtout ce à quoi on tient le plus. »
« Sur ces entrefaites un matin de février, le facteur me dépose sur les bras, contre signature, un paquet de trois kilos. Ce sont vingt-cinq exemplaires de « L’Aube insolite » (…)
Le dilemme c’est Giono. Mon premier mouvement m’incite à lui taire cette sortie mais je réfléchis qu’il saura tôt ou tard. Un soir je me décide et je lui apporte timidement le volume. J’ai honte, je suis bien conscient qu’au moment où lui, est interdit de publication, moi j’arrive là avec un livre fraîchement imprimé (…)
Giono feint l’enthousiasme. Il me conseille d’envoyer un exemplaire à son ami Maxime Girieud (7) et à Lucien Jacques (8), le premier ne m’accusera jamais réception et le second m’écrira un mot rapide ainsi conçu et par retour courrier : « Mon vieux Pierre, j’ai bien reçu « L’Aube insolite » et je te suis reconnaissant d’avoir bien voulu me l’envoyer. Il me tarde de faire un plongeon dedans ». Je n’en entendrai jamais plus parler. »
(…) Giono de même, d’ailleurs, tout en me recommandant de l’envoyer à tel ou tel, ne m’encouragea ni me blâma.(…) Les Manosquins rencontrés, (…) Ils sont les amis de Giono, ils ont reçu sa confidence à mon sujet, elle finira par parvenir jusqu’à moi, à l’aide de quelque bonne âme. Il a relevé dans « L’ Aube insolite » nombre d’invraisemblances qui l’ont fait sourire. À part ça, il est toute indulgence. Voilà ce qu’il ne me dira jamais. »
Pierre Magnan – Un monstre sacré
En 1951, Pierre Magnan s’exile à Nice puis en région parisienne et travaille aux entrepôts frigorifiques « STEF », il ne reviendra à Manosque que vingt-cinq ans plus tard.
(…) « Je reverrai Giono deux fois encore. La première c’était en 1961 ou 62. Je lui proposai de l’amener, si cela lui faisait plaisir, faire un tour en voiture, revoir un peu ces pays que peut-être il trouverait pacifiés maintenant que le souvenir était loin.
– Moi, tu sais, me dit-il, maintenant, je suis devenu un homme de cabinet. (9)
Cette expression (…) me fit mal à entendre dans la bouche de cet homme que j’avais connu le profil coupant le vent, humant le grand air des plateaux qu’il parcourait à grandes enjambées et ayant des certitudes absolues sur les beautés du monde et pensant alors s’y fondre en une dévotion éperdue. »
« Le dernier geste qui eut lieu entre nous, un jour où déjà la souffrance était entrée en lui pour le désenchanter, ce fut de ma part de lui demander :
– Qu’est-ce que vous lisez en ce moment ?
– Ça ! me dit-il.
Et de sa part à lui de me tendre un petit livre d’à peine deux cent pages.
– Lis ça. C’est lumineux !
C’était le livre de Gaston Bouthoul (10) : « Deux cent millions de morts » qui lui était dédicacé. Ce livre je ne lui ai jamais rendu.
Mais Giono était absent de Gaston Bouthoul, de la philosophie de la guerre et du monde réel. Ma présence pour lui était sans importance.
Un jour en 1949, il m’avait dit :
– J’ai vu Gide, mais je n’ai pas pu beaucoup lui parler. Il était déjà occupé par la grande affaire de sa mort. »
Pierre Magnan – Pour saluer Giono
« C’était une occupation de ce genre qui isolait Giono la dernière fois où je le vis. »
Pierre Magnan – Pour saluer Giono
(source – Les promenades de Jean Giono)
« Ici dépose sa canne le Giono promeneur. Il a enfermé dans son œuvre tout un pays irréel qui parle à l’âme plus que s’il n’existait. Il a enfermé des personnages qui continuent à vivre en nous… (…) Pénétrer dans un livre et oublier le monde sera toujours un acte solitaire, un acte individualiste, un acte élitiste. Et ce ne sera jamais partagé par tous, donné à tous. »
« À plus forte raison pour Giono, mais celui qui ira se promener dans cet univers tout entier inventé – rendu possible et fraternel par le seul pouvoir de l’écriture – en sortira lavé des souillures, armé d’une nouvelle énergie et surtout consolé. Le pouvoir consolateur de l’œuvre de Giono aura fait ses preuves dans ce siècle même. Elle ne le perdra jamais. »
Pierre Magnan – Les promenades de Jean Giono
Je terminerai cet article par un extrait du joli texte qu’a publié, en écho au mien, mon ami André Lombard sur son blog et dont voici le lien : http://sergefiorio.canalblog.com/archives/2016/11/08/33674865.html
« J’aime penser que Giono « savait », en subtil sourcier qu’il était jusqu’aux tréfonds des moelles, que Magnan écrirait tout cela un jour ou l’autre à partir de la chronique « enregistrée » de leur relation. Magnan disant lui-même que sa mémoire est infaillible, Giono, à coup sûr, le sachant et lui faisant dès lors confiance à ce sujet sur tous les plans. Et j’aime penser aussi qu’en se taisant, Giono laissait généreusement à son cadet tout le loisir, la place tout entière, lui cédant en même temps la primeur et l’exclusivité de ce récit. Ce qui est là, peut-être bien, des années à l’avance, un signe de reconnaissance et me rappelle la parole de Giono, en 34, envers Serge descendant du train et posant le pied en gare de Manosque, c’est-à-dire à brûle-pourpoint : Maintenant tu vas aller plus loin, tu vas faire mon portrait ! C’est différent, mais peut-être semblable : ainsi agissait plus qu’amicalement Giono avec certains jeunes tempéraments, les éclairant à eux-mêmes en poète, de l’intérieur. »
André Lombard – Sergefiorio.canalblog
Voir la retranscription de l’entretien de Pierre Magnan et André Poggio sur le lien L’Essaillon
Michèle Reymes
(1) Thyde Monnier : 1887-1967 Ecrivaine féministe de son vrai nom Mathilde Monnier.
(2) Chantier de la jeunesse : Organisation paramilitaire française de 1940 à 1944 – Lieu de formation et d’encadrement de la jeunesse.française.
(3) L’Aube insolite : Premier roman de Pierre Magnan – publié en 1945 chez Julliard / réédition 1998 chez Denoël.
(4) Comité national des écrivains CNE : Organisme d’obédience communiste camouflée où régnait Louis Aragon qui ne pardonnait pas son génie à Jean Giono.
(5) Contadouriens de la première heure.
(6) Mort d’un personnage : Le plus petit roman de Jean Giono racontant la vieillesse de Pauline de Théus (L’héroïne du « Hussard »), largement inspiré de la mère de l’écrivain – 1949 – Grasset.
(7) et (8)Maxime Girieud : Professeur et écrivain, ami de Lucien Jacques. Lucien Jacques : Ami de Giono.
(9) Un homme de cabinet : Homme que sa profession oblige à travailler dans le cabinet – on le dit aussi d’un homme que ses aptitudes rendent surtout utile dans le conseil.
(10) Gaston Bouthoul : De son vrai non Gaston Bouthboul sociologue français – Spécialiste du phénomène de la guerre.
Pierre Magnan avait effectivement un regard tellement pertinent doublé d’une mémoire si extraordinaire que – manosquin de surcroît ! – il reste et restera à jamais le témoin le plus fiable concernant un certain Giono !
À quand la publication des 300 pages écrites en sa fin de vie sur son Giono à lui ???
Eh oui André, c’est pour quand ? Ça nous ferait tellement plaisir…!
Merci pour tant de précisions et de travail, la mise en images est belle et chante elle aussi sa vérité. Je vais relire vos pages assez souvent. Je doute souvent de ce support qu’est Facebook et quelquefois c’est la bonne surprise. Un blog utile et conséquent, une voix, un vrai boulot. MERCI Madame Reymes De la part de Patrick cloux, amateur de ces lieux, de Giono et de Magnan
Merci de ce gentil message ! A bientôt pour d’autres lectures alors ! Bien cordialement